Résumé
On sait que la phénoménologie est née au tournant du siècle dernier au moment où les sciences positives de la Nature ayant pris leur essor commençaient par s’affirmer et imposer le modèle de scientificité qu’elles incarnaient; en face d’elles, d’autres disciplines qu’on nommera «Geisteswissenschaften» qui avaient pour objet, selon une indication de Dilthey, les phénomènes concrets de la vie et de l’activité des hommes dans le monde se délivrant de l’antique tutelle de la philosophie allaient en quête d’un fondement scientifique qui leur soit approprié.1 La philosophie elle-même, menacée d’être ravalée au rang de simple science parmi d’autres et d’être emportée dans le tourbillon de la «grande crise» qui frappait les sciences et la culture européennes, entrait dans cette confrontation et ces débats pour défendre sa légitimité propre et son statut de «Grundwissenschaft», de science fondatrice de l’expérience.2 Dilthey, on le sait, qui est au coeur de ces débats mettra toute son énergie à assurer à ces disciplines un fondement rigoureux digne de la science. Si l’on observe l’attitude qu’adopta dans ces débats Husserl dont les préoccupations initiales étaient essentiellement logiques et épistémologiques (le projet des Prolégomènes à la logique pure en est l’illustration), on ne peut manquer d’être frappé par l’apparent revirement dans lequel il s’engage avec le tome second de «l’ouvrage de percée» que furent pour lui les Logische Untersuchungen.
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Notes
W. Dilthey, Gesammelte Schriften (cité plus loin GS), XVI, Göttingen, 1972, p. 135. On sait que Dilthey passe pour le fondateur de l’épistémologie des «Geisteswissenschaften» qu’il oppose systématiquement aux «Naturwissenschaften», lesquelles sont elles-mêmes objet et thème des sciences de l’esprit.
Comme le rappelle Clara Misch (Der junge Dilthey. Ein Lebensbild in Briefen und Tagebüchern 1852–1870. Göttingen, 1960, préface, p. VII), dans les années 1860/1870, Dilthey évoque dans une note de son journal «la grande crise des sciences et de la culture européennes, sur la philosophie définie comme »science fondamentale«, cf. W. Dilthey, Das Wesen der Philosophie, éd. M. Riedel, Reclam, Stuttgart, 1984, p. 120: »La philosophie«, déclare Dilthey, »est la science fondamentale qui a pour objet la forme, les règles et les corrélations de tous les processus de pensée dont la finalité est de produire un savoir valide«.
E. Husserl, Logische Untersuchungen, t. II, p. 352, trad. fr. p. 151.
Sur le débat entre les deux courants de pensée, la phénoménologie et Dilthey ainsi que le problème historique de la Lebensphilosophie,on lira avec profit l’ouvrage de C. Misch, Lebensphilosophie und Phänomenologie. Eine Auseinandersetzung der diltheyschen Richtung mit Heidegger und Husserl, Bonn, 1930. Quant aux rapports réciproques de Husserl et de Dilthey, O. F. Bollnow («Dilthey und die Phänomenologie») ainsi que E. Stroeker («Systematische Beziehungen der Husserlschen Philosophie zu Dilthhey») apportent de précieux enseignements (cf. E. W. Orth, éd. Dilthey und die Philosophie der Gegenwart, K. Albert, Freiburg/München, 1985, pp. 31–61 et 63–96).
W. Dilthey, GS, I, p. 21 sq.
Ce débat n’est pas totalement oublié: lors d’un colloque sur «Dilthey et la philosophie de notre temps», il a été abordé par plusieurs intervenants dont O. F. Bollnow, Th. M. Seebohm, F. Rodi et H. G. Gadamer. Cf. E. W. Orth, éd. Dilthey und die Philosophie der Gegenwart, loc. cit.
Pour éclairer les rapports entre Heidegger et Dilthey, on consultera avant tout les cours de la période de Fribourg des années 1919 à 1923 parus dans la Gesamtausgabe, V. Klostermann, Frankfurt/Main, aux tomes 56/57, 59, 62 et 63.
M. Heidegger, Beiträge zur Philosophie. Vom Ereignis, in Gesamtausgabe (cité plus loin GA), t. 65, pp. 129–135 et 139–140.
On peut deviner dans cette évocation de la «théatralisation» et de la représentation publique du vécu et sa complicité avec les «Machenschaften» de la technique, une allusion critique voilée aux prétentions des idéologues nazis de sauver la culture européenne menacée. Heidegger dénonce ces tentatives qui relèvent en fait de la figure historiale extrême du Nihilisme moderne. Ibid., p. 450.
M. Heidegger, GA, 59, p. 154.
W. Dilthey, GS, XIX, pp. 316, 344, 355 et 361.
H.-G. Gadamer, «Wihelm Diltey nach 150 Jahren» (Zwischen Romantik und Positivismus. Ein Diskussionsbeitrag), in E. W. Orth, /oc. cit., p. 168.
W. Dilthey, GS, VI, p. 313.
Id., ibid., p. 314. Sur la structure téléologique de l’unité de vie et le concept de «téléologie universelle», cf. «Leben und Erkennen», in W. Dilthey, Das Wesen der Philosophie, op. cit., pp. 205/6.
S Id., GS, VII, pp. 206 et 220.
Id., ibid., p. 136.
Dilthey, non seulement a lui-même écrit plusieurs essais de biographies de grands écrivains, Schleiermacher, Hegel, mais il a considéré que comprendre la vie d’autrui, en quelque sorte revivre (Nacherleben) sa vie à travers le récit qu’on en fait est une démarche herméneutique fondamentale.
Id., GS, V. p. LIV et GS, VII, p. 261.
Id., GS, VII, p. 185 sq. Sur ce problème de la philosophie comme «Selbstbesinnung», Dilthey s’explique de la manière suivante: «Si l’on envisage la philosophie du point de vue historique, elle est le développement de la conscience de ce que fait l’homme en pensant, en créant et en agissant. Ailleurs tout cela s’accomplit au hasard et dans des circonstances particulières tandis que dans la philosophie c’est à dessein et d’une façon générale. C’est pourquoi la philosophie est Selbstbesinnung». Ibid., p. 240.
La philosophie prend la forme d’une «auto-réflexion historique» en ce qu’elle est une «analyse de la totalité de l’enchaînement de la vie socio-historique», appréhendant la vie par la connaissance, elle parvient à l’intelligence de l’histoire et à la domination de la réalité. GS, VIII, p. 188.
Que la philosophie appartient essentiellement aux «Geisteswissenschaften», voilà la conception que Dilthey soutient dès 1863 (GS XVI, p. 441) et que Husserl n’est pas loin de partager si du moins on en croit sa déclaration selon laquelle «ce ne sont pas les sciences de la nature, mais les sciences de l’esprit qui sont ces sciences qui conduisent dans les profondeurs philosophiques». Husserliana IV, p. 366.
W. Dilthey, GS, VII, p. 14.
Dans son introduction au cours de 1925 intitulé «Psychologie phénoménologique«Husserl engageant une explication avec Dilthey loue en lui le penseur aux intuitions géniales et le très grand «savant de l’esprit» (Geisteswissenschaftler) qu’il fut. Husserliana IX, ¡ì1 et 2, surtout p. 6.
E. Husserl, Logische UntersuchungenII, pp. 347/146.
Id., ibid.
Ibid.Introduction §7, pp. 15/22.
«Vorurteilsvollen Anfang». Dilthey anticipant la conception «herméneutique», que Heidegger prendra lui aussi à son compte, s’oppose à son tour à l’idée que la pensée puisse commencer «indépendamment de toute présupposition» et de tout «pré-jugé». H.-G. Gadamer développera plus systématiquement cette thèse initiée par Dilthey. Wahrheit und Methode, J. C. B. Mohr (P. Siebeck), Tübingen, 1960, p. 250 sq.
Sur «l’ontologie du monde de la vie», on lira surtout Die Krise der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie, in Husserliana VI (cité plus loin Kr.) pp. 134, 147 et 152.
Cartesianische Meditationen (cité plus loin CM) p. 60.
Kr. pp. 133 et 171.
«Leistendes Bewusstseinsleben». Formale und transzendentale Logik (cité plus loin FI’L), pp. 207 et 217.
Vorlesungen zur Phänomenologie des inneren Zeitbewusstseins (1905), Beilage III, p. 458, trad. p. 140.
Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie t. I (cité plus loin Ideen I), in Husserliana II, p. 139.
Id., ibid.pp. 171/286–287.
Id., FTLpp. 207 et 217.
Id.CM, ¡ì 19, p. 81. La version de Breslau de «l’Einleitung in die Geisteswissenschaften» de Dilthey révèle les convergences entre la conception diltheyenne du «Lebenszusammenhang» comme source et fondement de toutes les sciences et la conception husserlienne du «Lebenswelt» décrit comme sol et fondement des sciences empiriques. W. Dilthey GS XIX. Cf. la présentation du problème par R. A. Makkreel, «Lebenswelt und Lebenszusammenhang. Das Verhältnis von vorwissenschaftlichem und wissenschaftlichem Bewusstsein bei Husserl und Dilthey», in E. W. Orth, op. cit. pp. 381–413.
E. Husserl, Kr. ¡ì 15 et 73.
«Menschheitliche Selbstbesinnung». Id., ibid.p. 269.
Dans son cours du semestre d’été 1920 intitulé «Phänomenologie der Anschauung und des Ausdrucks», le jeune Heidegger développe (2ème partie, section II) une réflexion sur la «déconstruction du problème du vécu» à travers «la déconstruction de la position de Dilthey». GS59, p. 154.
M. Heidegger, Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles. Eine Einftihrung in die phänomenologischhe Forschung, GS, 61 p. 79 et surtout pp. 80–81. C’est dans ce cours de 1921/22 que Heidegger souligne que «l’expression: la vie est une catégorie phénoménologique fondamentale (Grundkategorie)».
Id., ibid.
«Die Problematik der gegenwärtigen Philosophie ist um das Leben als Urphänomen zentriert». GA, 59, p. 15. Heidegger explique que la philosophie contemporaine à la manière de la «philosophie de la vie» illustrée par W. James et H. Bergson (surtout orientée d’un point de vue biologique) ou à la manière de Dilthey qui se place essentiellement d’un point de vue «geisteswissenschaftlich» pose la vie comme phénomène originaire auquel reconduisent tous ses questionnements, elle appréhende toute espèce d’objectivité comme une manifestation de la vie.
M. Heidegger, Zur Bestimmung der Philosophie, in GA, 56/57, p. 66.
Ibid.,p. 69.
Ibid.,p. 75. On notera ici le recours précoce au concept de l’Er-eignis qui fera fortune à partir des Beiträge zur Philosophie et les écrits de la dernière période. Déjà dans ce cours pourtant Heidegger lui confère un sens tout à fait original en précisant que le vécu n’est pas un «processus» (Vorgang), mais un «Er-eignis» au sens o¨´ je me l’approprie moi-même (ich selbst er-eigne es mir) et o¨´ il advient en vertu de son essence (es er-eignet sich seinem Wesen nach).
Id., ibid., pp. 76 et 88.
«Es liegt in ihr das Problem der methodischen Erfassuung von Erlebnissen überhaupt, d. h. die Frage: Wie ist eine Wissenschaft von Erlebnissen als solchen möglich?» M. Heidegger, op. cit., p. 98. Heidegger renvoie lui-même directement à Husserl, Ideen I,p. 150.
E. Husserl, Ideen I, p. 150 et §24, pp. 43–44.
M. Heidegger, GA,56/57, p. 110. Dans ce passage, Heidegger assimile clairement le «principe des principes» de la phénoménologie, tel que l’a formulé Husserl, à l’intention originaire de la vie authentique, à l’attitude originaire de tout acte de vécu comme de la vie en tant que telle et il l’appelle «die absolute, mit dem Erleben selbst identische «Lebenssympathie».
Id., ibid., pp. 85 et 91. Le paragraphe 17 intitulé «Le ence de la chose comme Ent-lebnis» décrit le procès de l’objectivation comme un «procès de Ent-lebung ».
E. Husserl, Ideen 1, pp. 144–145.
M. Heidegger, GA,56/57, p. 111?
Id.,GA, 59, §5 intitulé «Die phänomenologische35–38.
Id., ibid.,p. 171.
GA, 61, IIlème partie, p. 79 sq.
Id., ibid.,p. 82.
Id., ibid.,p. 83.
Id., ibid.,p. 84.
«Leben = Dasein,in und durch Leben. Sein». Id.,ibid., p. 85.
GA, 56/57, pp. 66–67 et 73.
GA, 61, p. 86. «Mit der phänomenologische Kategorie »Welt« besprechen wir zugleich, und das ist wichtig, das, was gelebt wird, wovon Leben gehalten ist, woran es sich hält». Heidegger tient à souligner avec vigueur ici la corrélation de sens indissociable de la vie et du monde en précisant que «formellement, la vie est en elle-même rapport au monde (weltbezogen)».
GA, 63, pp. 80–81 et 85.
Sein und Zeit,section I, ch. II sq.
GA, 61, p. 90.
GA,63, pp. 86 et 102. On notera au passage que la signifiance (Bedeutsamkeit) est définie non comme une catégorie logique, mais comme «une détermination catégoriale du monde» (ibid.,p. 90).
GA, 61, p. 91.
GA, 63, p. 103.
GA, 61, p. 94.
Id., ibid.,p. 95.
Id., ibid.,p. 96.
Id., ibid., p. 99.
Id., ibid.,pp. 86–87.
Id., ibid.,p. 88.
Id.,ibid.,p. 119 sq.
GA, 63, p. 109.
«Wachsein des Daseins für sich selbst». Id., ibid.,p. 15.
Id.,ibid.,p. 16. Le paragraphe 3 qui a pour thème «l’herméneutique comme auto-interprétation (Selbstauslegung) de la facticité» annonce déjà bien des concepts décisifs de l’herméneutique du Dasein que développera Sein und Zeit, ainsi celui du Verstehen et de l’Auslegung comme modes d’être avec les trois moments de la préstructure qui les définit (Vorhabe,Vorsicht et Vorgriff),le phénomène du échoir du Soi et du «On».
Id.,ibid.,p. 17.
GA, 65, p. 52.
GA,56/57, p. 63.
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Kelkel, A.L. (1997). De la Phénoménologie des Vécus à L’herméneutique de la Vie. In: Tymieniecka, AT. (eds) Life Phenomenology of Life as the Starting Point of Philosophy. Analecta Husserliana, vol 50. Springer, Dordrecht. https://doi.org/10.1007/978-94-011-5460-4_4
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