Franck : c’est grâce à Claude que j’ai rencontré Alain, même si c’est de façon indirecte. En 1975, à une époque où je voyais Claude très souvent, en particulier à l’occasion de notre livre et de ses traductions, il mentionne que Bernard d’Espagnat allait organiser un « thinkshop » à Erice, en Sicile. La rencontre portait sur les fondements de la mécanique quantique et les inégalités de Bell, avec le titre alléchant « Experimental quantum mechanics ». Claude restait quelque peu perplexe devant tout ce qui touchait aux fondements, et n’envisageait pas d’y aller lui-même. Sachant cependant que le sujet m’intéressait, il proposait de m’y envoyer afin que j’écoute et revienne au laboratoire avec une idée sur l’intérêt réel du sujet. J’ai accepté avec plaisir ! Car si, effectivement, j’avais entendu parler des inégalités de Bell, c’était de façon restrictive comme le faisaient la majorité des théoriciens à l’époque. Le théorème était présenté juste comme une preuve de plus que « les variables cachées de la mécanique quantique ne marchaient pas ». Toutefois, sachant que von Neumann lui-même s’était trompé avec son théorème d’impossibilité, on pouvait légitimement être intrigué par ce « nouveau » théorème ! Il datait d’environ 10 ans à l’époque, mais l’article de Bell n’était cité par personne.

A peine arrivé dans le splendide village d’Erice sur sa montagne, je vois un jeune français sympathique et enthousiaste, je vais vers lui, et je rencontre Alain pour la première fois. Le courant est immédiatement passé, car nous nous posions tous les deux les mêmes questions. Nos discussions récurrentes et passionnantes ont commencé immédiatement. Outre John Bell et Bernard d’Espagnat, il y avait à ce colloque de nombreuses « pointures », comme Frank Pipkin, Valentin Telegdi, John Clauser, Ed Fry, Philippe Eberhard, et plusieurs autres. C’est là que, voyant pour la première fois John Bell analyser au tableau son théorème en termes de cônes d’espace-temps, j’en ai compris la généralité. Loin de supposer l’existence des variables cachées ou supplémentaires, le théorème était en fait la continuité directe du raisonnement EPR (Einstein, Podolsky, Rosen), fondé sur la notion de localité et une forme de réalisme. Contrairement à ce que l’on m’avait dit, l’existence de ces variables était donc une conséquence du raisonnement, pas une hypothèse. Cela changeait complètement la perspective !

Mon but principal à l’époque était d’examiner s’il ne serait pas possible de faire une expérience de Bell qui utiliserait l’intrication entre un atome pompé optiquement, restant sur place, et un photon transmis ou diffusé se propageant au loin. A l’écoute des résultats des expériences de John Clauser et al., puis de celles de l’équipe de Edward Fry, mon analyse personnelle était que tout avait été fait avec des photons sur ce sujet, et qu’il fallait aller vers autre chose. Je me trompais, bien sûr, comme Alain l’a montré par la suite, et bien d’autres après lui.

De retour à Paris, je rends compte à Claude « il y a peut-être encore des expériences intéressantes à faire sur ce sujet, mais ce sont des manips difficiles, et cela demande un examen plus détaillé ». Il faut également mentionner qu’Alfred Kastler, bien auparavant, avait fait un séminaire dans son propre laboratoire, afin d’attirer notre attention sur l’intérêt des corrélations entre polarisations de photons émis par un atome, et leur lien avec les fondements de la mécanique quantique. Ce séminaire est venu trop tôt et, nous, les membres du laboratoire n’avons pas su embrayer sur l’idée. Nous n’y avons probablement vu qu’une résurgence ennuyeuse des théories à variables cachées, considérées comme dépassées, voire « réactionnaires » à l’époque.

Car tout ce qui avait trait aux fondements de la mécanique quantique avait bien mauvaise presse. Une opinion courante dans les laboratoires était qu’il fallait laisser le sujet aux « songes creux ». On l’a oublié maintenant, mais l’éditeur en chef des revues de l’APS, le prestigieux Samuel Goudsmit, avait par principe banni de ces revues tout article touchant aux fondements de la mécanique quantique, dont par principe l’auteur ne pouvait être qu’un « crackpot » ! Et il faut reconnaître que le sujet suscitait bien des fantaisies plus que discutables. En 1979, lors du fameux colloque de Cordoue dont les meilleurs journaux se sont fait l’écho, certains interprétaient le postulat de réduction quantique et le rôle de l’observateur comme établissant un lien direct entre mécanique quantique et parapsychologie. Le thème a même été repris par des groupes hippies. Ont alors commencé à fleurir les manuscrits, envoyés par les revues pour examen, dans lesquels l’auteur pensait montrer que les expériences de Bell permettaient une transmission instantanée de signaux à distance, le fameux « Bell telephone ». Claude et moi avons eu plusieurs discussions pour nous forger un schéma de réponse standard, basé sur le calcul des matrices densité des photons obtenus aux deux extrémités de l’expérience. C’est aussi à cette époque qu’ont commencé dans les revues les éternelles discussions, plus ou moins philosophiques, pour savoir si la violation expérimentale des inégalités imposait l’abandon de la localité ou du réalisme au sens de EPR. John Bell venait de temps en temps à Paris à l’époque, et aimait bien séjourner à l’hôtel des grandes écoles, tout près du Panthéon. Nous n’habitions pas loin, et il venait dîner de temps à autre chez nous (dîner végétarien). Une occasion de discussions bien sympathiques !

Pendant ce temps, Alain avait bien maîtrisé les aspects théoriques du sujet. Il avait conçu et montait son expérience avec l’habileté expérimentale hors du commun et la rigueur qui sont les siennes, chaque composante de l’expérience étant testée et optimisée séparément de façon logique et coordonnée. Pour surmonter ce contexte général où la perception des inégalités de Bell était plutôt négative, nous nous appuyions l’un sur l’autre. Il a fallu batailler ferme pour convaincre les décideurs institutionnels que cette expérience valait la peine d’être subventionnée. Je me rappelle encore la réponse de l’Université : « Pour finir, nous donnons notre accord pour soutenir une telle expérience, mais à la condition expresse qu’elle reste la seule de son genre à l’échelle de notre université »…. Claude m’a aussi soutenu en me proposant de faire un séminaire après son cours au Collège de France, ce que j’ai accepté, avec une certaine crainte je dois l’avouer. J’ai pris certaines précautions oratoires et, heureusement, je crois que le séminaire a été bien reçu. Petit à petit, les plaidoyers d’Alain, de Bernard d’Espagnat et de moi-même ont fini par faire évoluer le contexte, le milieu de la physique manifestant même une certaine curiosité pour le sujet. Cela a entraîné une cascade de séminaires que j’ai donnés un peu partout presque chaque semaine, y compris dans le temple de la mécanique quantique orthodoxe qu’était le laboratoire de physique théorique du CEA (labo d’Albert Messiah). Je me souviens encore des questions et remarques pertinentes de Roger Balian. Dans certains laboratoires, les discussions étaient parfois très vives, bien plus que dans un séminaire standard. J’ai même à la mémoire un séminaire dans un laboratoire de l’X où ce que je disais suscitait tant de passion que l’assistance s’est emparée du sujet, et que tout le monde s’est mis à parler. Je n’ai pas pu aller au-delà du troisième transparent ! Un peu confus et très polis, les membres de ce labo m’ont ré-invité un peu plus tard en promettant, cette fois, d’écouter le séminaire jusqu’au bout – ce qu’ils ont effectivement fait.

Alain et moi discutions au téléphone plusieurs heures chaque semaine. Il passait régulièrement dans mon bureau à l’ENS pour échanger des idées au tableau, Par exemple, pour préparer un séminaire à Orsay, nous avions mis au point le schéma de ce qui a été appelé ensuite le « quantum eraser » par Scully – mais à l’époque il ne venait à l’idée de personne que ce genre d’idée soit publiable. Alain a su voir les bonnes personnes en gardant un contact avec John Bell, en allant voir John Clauser (qui lui a prêté les filtres interférentiels pour la raie du Calcium) en Californie, etc. Il a mis à profit la toute nouvelle disponibilité des lasers accordables pour exciter la transition du Calcium – d’où des taux de coïncidence très supérieurs à ceux de Clauser et de Fry. En un temps record, au vu de la difficulté de l’expérience, il a obtenu des résultats spectaculaires, au cours de trois versions de l’expérience qui est restée depuis célèbre. La plus chère à mon coeur a été celle des analyseurs à deux voies, dont la symétrie et l’esthétique m’ont toujours frappé – sans parler du taux de comptage exceptionnel qu’elle permettait (un résultat avec 15 écarts standard!). A la thèse d’Alain en 1983, je faisais partie du jury, présidé par Alfred Kastler. Ce dernier restait persuadé qu’une fonction de corrélation classique suffisamment élaborée permettrait d’expliquer les violations des inégalités de Bell ; je lui avais pourtant rédigé une note de plusieurs pages à ce sujet, avec pour objectif d’insister sur le caractère très général des hypothèses de Bell, mais je ne l’ai pas convaincu. Je ne me souviens pas précisément de ce qu’il a dit lors de la soutenance. Pour moi, dans mon intervention à la fin de la soutenance de la thèse d’Alain, j’ai fait amende honorable en reconnaissant qu’il avait eu raison de lancer ce programme expérimental, malgré mes réserves initiales. La thèse a été un grand succès, et a eu un impact immédiat dans la communauté scientifique.

Quelques années auparavant, Claude et Serge Reynaud avaient obtenu des résultats théoriques spectaculaires sur le rayonnement de fluorescence d’un atome unique en champ fort (anticorrélation des émissions dans les bandes latérales). J’ai donc organisé une rencontre avec Alain Aspect, dont je connaissais la solide expérience dans le domaine des corrélations de photons. A la suite de ce premier contact, Claude et Serge sont souvent allés à Orsay voir Alain et sa manip au sous-sol, et cela a été le début d’une superbe collaboration entre eux, et le sujet de la thèse de 3e cycle de Jean Dalibard. En 1984, Claude a obtenu un poste de sous-directeur au Collège de France, qu’il a proposé à Alain, qui a alors rejoint l’équipe de l’ENS où il resté pour plus de six ans. Le poste a été occupé ensuite par Carl Aminoff, un visiteur de Helsinki (hélas décédé très jeune, après son retour en Finlande). Pendant ces quelques années, Alain et moi avons moins interagi. J’étais pour ma part très impliqué dans les fluides quantiques polarisés et, avec Michèle Leduc et Claire Lhuillier, les expériences de pompage optique de He3 par laser infrarouge, les ondes de spin dans les gaz.

La suite de l’histoire, et toutes les contributions qu’Alain a faites au sein de l’équipe « Atomes froids » du LKB, je ne suis pas le mieux placé pour en parler. Mes échanges scientifiques avec Alain sont devenus moins intenses, d’une part parce qu’il travaillait dur au sein d’une équipe très active travaillant sur les atomes froids, d’autre part parce que la nôtre prenait une composante de mécanique statistique et de théorie du transport plus marquée. Mais cela n’a en rien distendu les liens d’amitié!

Claude : Ma collaboration avec Alain a commencé à la toute fin des années 70. A cette époque, Serge Reynaud et moi-même avions développé une théorie de la fluorescence d’un atome unique placé dans un champ laser intense, et montré que l’atome émettait des photons sur deux bandes latérales en fréquence. Le diagramme de l’atome habillé permettait de voir très clairement pourquoi les photons de fréquences inférieure et supérieure étaient émis en alternance, et il semblait très intéressant de tenter d’observer ce phénomène a priori inattendu. L’expérience d’Alain sur les corrélations de photons était précieuse, et nous avons pris rendez-vous avec lui dans mon bureau à l’ENS pour lui expliquer le phénomène recherché. Le sujet était tout nouveau pour lui et, avec sagesse, il a demandé deux semaines de réflexion pour nous dire si, à son avis, l’expérience était faisable. Quinze jours plus tard, il revient nous voir avec une réponse positive, à condition de passer du Calcium au Strontium dans son appareil, et d’obtenir un laser à Argon pour créer la longueur d’onde de résonance de cet atome. Tout cela semblait possible ! Quelques semaines plus tard, nous embarquons dans ma voiture un laser à Argon du laboratoire de Serge Reynaud pour aller l’installer illico dans le laboratoire d’Alain à Orsay. Alain a ensuite rapidement monté l’expérience dans son laboratoire de l’Institut d’Optique, avec la participation de Jean Dalibard et de Gérard Roger. Je me souviens des longues heures passées à l’Institut d’Optique avec Alain, devant un analyseur multicanal sur lequel se bâtissait le signal. Nos discussions à cette occasion portaient sur bien des sujets, mais surtout les développements récents de l’optique quantique, ainsi que sur les expériences de violation des inégalités de Bell qu’Alain menait à cette époque. C’est ainsi que Jean, attiré par ce sujet fondamental, a participé pendant son service militaire à la version de l’expérience de Bell avec des analyseurs de polarisations variables dans le temps. En ce qui concerne l’expérience de corrélation entre les émissions de photons sur les bandes latérales de la fluorescence d’un atome, de magnifiques résultats ont rapidement été obtenus et publiés, confirmant parfaitement la théorie. C’était une illustration de plus de la puissance de la méthode de l’atome habillé qui permet, par des schémas simple, de prédire directement des effets, alors qu’ils auraient été difficiles à obtenir dans le cadre des calculs traditionnels de développements en perturbations.

C’est aussi à cette époque qu’Alain Aspect a proposé à Philippe Grangier de faire une thèse sur les sources de photons uniques. Au lieu d’utiliser un microscope pour observer seulement une toute petite région d’un jet atomique, et sélectionner ainsi un atome unique, Alain avait eu l’idée d’utiliser les corrélations temporelles entre photons émis par un atome dans une cascade. En d’autres termes, on utilisait une sélection temporelle au lieu de spatiale. Cette thèse devait permettre d’observer les propriétés non classiques de la lumière lors d’interférences à un seul photon.

Quelques années plus tard, en 1985, je connaissais déjà très bien Alain. Aussi, sur la suggestion de Franck, je lui ai proposé de rejoindre notre groupe de recherches à l’ENS. Il devait y rester 8 ans, et y jouer un rôle très important ; son enthousiasme communicatif stimulait toute l’équipe. Dès son arrivée, il a développé une activité impressionnante. Il a en effet un talent exceptionnel pour concevoir les paramètres importants d’une expérience et pour en analyser les résultats En collaboration étroite avec Jean, qui venait de terminer une thèse théorique, il s’est intéressé aux expériences sur les atomes froids. Nous avons alors constitué avec Jean et Christophe Salomon (qui venait de rentrer d’un séjour postdoctoral des Etats-Unis) une équipe qui allait s’engager dans une nouvelle voie: celle du refroidissement et du piégeage des atomes.

Cette petite équipe fut rapidement rejointe par de nombreux chercheurs du labo LKB comme Michèle Leduc, Yvan Castin, François Bardou, Antoine Heidmann, Robin Kaiser, Olivier Emile, David Guéry-Odelin et bien d'autres.

A l’époque, plusieurs laboratoires américains, en particulier celui de Bill Philips et Hal Metcalf, avaient obtenu des résultats qui démontraient l’efficacité exceptionnelle des méthodes de refroidissement laser ; les températures obtenues s’exprimaient en microKelvins ! Dès 1986, Alain publiait avec plusieurs membres de notre équipe un PRL sur le refroidissement des atomes par émission stimulée, et un autre sur le dégroupement des photons émis par plusieurs atomes dans des expériences de « phase matching ». En 1987 un autre PRL sur le guidage des atomes dans une onde laser stationnaire, etc.

Mais un sujet particulièrement excitant a été la mise au point des méthodes de refroidissement atomique par « résonances noires », que nous avons appelées VSCPT (Velocity Selective Coherent Population Trapping). Pendant longtemps, on a pensé que le recul des atomes, inévitable du fait de la conservation de quantité de mouvement lors de l’émission spontanée d’un photon, fixait une limite inférieure aux vitesses que l’on pouvait obtenir par refroidissement laser. Il aurait alors existé une limite fondamentale, une température au-dessous de laquelle il était impossible de refroidir un gaz atomique avec un laser. Or une idée nouvelle est venue changer ce point de vue : utiliser les résonances noires pour créer un état des atomes de vitesse quasi nulle, qui n’absorberait pas la lumière à cause d’un effet d’interférence quantique destructive. Mis au courant du sujet, Alain réalise que l’utilisation de deux lasers se propageant en directions opposées devait permettre de créer un « état noir » (un état interne et externe de l’atome qui ne peut plus absorber de lumière) centré sur une vitesse nulle, et avec une distribution en vitesse plus étroite que celle du recul atomique. On pouvait alors espérer que les atomes, dans leur marche au hasard dans l’espace des vitesses, finissent par tomber dans cet état noir sélectif en vitesse, et y restent longtemps. La limite inférieure des températures de recul serait alors franchie : on parlera alors de température “sub- recul”.

Des calculs plus précis de la nature de l’état piégé, et de la dynamique dans l’espace des vitesses, nous ont permis de comprendre que l’expérience semblait faisable, à condition d’utiliser toutefois une transition optique J=1 vers J=1. La transition atomique idéale semble alors être la transition de résonance à 1.08 micron de l’atome d’Hélium à partir du métastable 2S vers un état 2P. Par chance, un autre groupe du LKB avait déjà travaillé pendant des années sur cette transition, dans le but d’effectuer du pompage optique nucléaire de l’isotope 3 de l’hélium. Nous avons donc pu disposer de l’expérience de ce groupe et d’un laser adéquat pour monter l’expérience.

Cette expérience réussie a eu deux grands intérêts : d’une part il était possible de refroidir les atomes en dessous de la température de recul, d’autre part de montrer que la marche de l’impulsion était anormale et suivait une statistique qui n’était plus gaussienne mais du type de « la statistique de Lévy », ce qui nous a conduit à publier un livre intitulé « Lévy statistics and Laser Cooling » auquel ont participé Alain Aspect, François Bardou, Jean- Philippe Bouchaud et moi-même.

Après une collaboration active et fructueuse avec notre groupe « Atomes froids », Alain est retourné à l’Institut d’Optique d’Orsay. Mais nous avons continué à avoir des discussions amicales en particulier sur les expériences en cours au LKB, à l’Institut d’Optique et dans d’autres groupes du monde. C’est ainsi que s’est établie entre nous une profonde amitié.

Pour tout ce qu’a apporté Alain à notre groupe de recherches au cours de ces années de collaboration étroite, nous lui sommes vraiment très reconnaissants et lui souhaitons un excellent anniversaire !!